“Ridha Boukraa: “Populisme et crise de la démocratie.. Le cas tunisien
Ridha Boukraa
Le moment populiste de la démocratie représentative
Le moment populiste que traverse la démocratie représentative actuellement est un moment historique mondial. Il est mondial dans la mesure où il traduit la crise de la mondialisation dans sa forme néolibérale. La crise du néolibéralisme annonçant son évolution vers un mercantilisme belliqueux est couplée avec la crise de la démocratie qui produit le populisme. La crise financière systémique de 2008 n’est pas sans rappeler la crise de 29 qui produisit le fascisme et le totalitarisme qui sont autant de formes perverties de la démocratie. Perverties parce que porteur de chaos, de guerres, et de résurgence de valeurs régressives. Mais que ce soit au cours de la crise de la démocratie représentative entre les deux guerres ou au cours de la crise actuelle de la démocratie représentative dans le monde, la problématique marxienne du dépérissement de la démocratie revient avec insistance : la démocratie doit se signifier elle-même et échapper à l’écueil de la représentativité et de l’intermédiation parlementaire. Que la démocratie se signifie elle-même, cela a pris des formes différentes selon l’option communiste totalitaire où le parti incarne la société ou l’option fasciste qui surmonte l’incertitude de la représentativité dans l’exaltation de la certitude de l’identité nationale, de la race et de l’Etat. Le populisme s’inscrit lui aussi dans l’essoufflement des partis et leur déliquescence, dans la sclérose du parlementarisme, incapable de reproduire la totalité société et d’incarner ses aspirations.
La crise de de la démocratie est en réalité la crise du processus institutionnel à l’œuvre dans les sociétés démocratiques : l’institution supposé capter l’énergie sociale pour servir le peuple se fige, se réifie et se coupe du socle social qui lui a donné naissance se transformant an machine qui fonctionne dans l’intérêt d’elle-même. Le populisme s’introduit dans la brèche crée par la faillite des idéologies libérale et socialistes, par la crise de la représentativité et de la légitimité des institutions démocratiques de la social-démocratie et se transforme en stratégie alternative de conquête du pouvoir qui s’appuie sur les transformations sociales et l’apparition de nouveaux acteurs sociaux non nécessairement ancrées dans l’économie comme le laissait croire la doxa libérale ou la doxa marxiste mais plutôt enracinés dans des réseaux sociaux sur la toile du net qui devient l’espace public où se jouent le destin des nations. Ces acteurs sociaux se définissent davantage par leur position existentielle que par leur statut économique.
L’idée qui hante le populisme c’est que la représentation porte en elle-même la trahison et cette hantise taraude la démocratie depuis sa naissance. Le populisme révèle une contradiction fondamentale de la démocratie qui peut advenir, entre la volonté du peuple et l’intérêt de la nation, entre l’émotion collective et la raison des mandataires, entre le mandat républicain qui fait de l’élite la porteuse de l’intérêt de la nation et les aspirations du peuples incarnées par la structure discursive de la démocratie participative.
Le Populisme s’invite au niveau mondial dans plusieurs pays et produit différents types de démocratie. On peut citer à titre d’exemples la démocratie souveraine avec le régime autoritaire en Russie, la démocratie il-libérale en Hongrie ou en Pologne où l’autoritarisme démocratique s’accompagne d’exacerbation d’un nationalisme traumatisé, en Grande Bretagne où la démocratie parlementaire est bloquée par le conflit entre parlement et une société traversée par les courants populistes, les démocraties populistes en Grèce et en Espagne qui finissent par s’incliner devant la raison gestionnaire et financière des instances internationales, le règne populiste éphémère d’un Salvini en Italie qui reste populaire mais qui finit par perdre devant la manipulation de l’institution parlementaire et les jeu des coalitions, En France où la démocratie représentative doit résister à un populisme de droite de Marie Lepen et un populisme de gauche de Melenchon. En Inde pays d’une vieille démocratie représentative libérale, Modi initie une forme de populisme identitaire et clivant fondé sur le mythe de l’hindouisme et l’hostilité à l’Autre musulman. Au Brésil Bolsarino pratique un autoritarisme catholique exaltant des valeurs régressives et discriminantes alors que Trump aux Etas Unis vend la haine de l’élite et des valeurs universelles et exalte l’ignorance et l’identité des wasp comme valeur populistes. Dans le monde arabe on assiste en Tunisie au réveil du populisme dans une démocratie naissante qui connut une révolution inachevée, mais aussi dans une vieille démocratie libanaise, où l’on assiste à une forte mise en cause de la classe politique avec ses allégeances confessionnelles et une contestation des partis et dela représentation parlementaire. L’Algérie entame un mouvement populaire de longue haleine qui vise à renverser la classe politique qui dirigea le pays pendant plusieurs décennies mais qui peine à l’instar des autres mouvements populaires, à trouver un leadership et à canaliser l’effervescence populaire dans un projet politique cohérent.
Cette montée en puissance du populisme dans le monde s’explique par les méfaits de la mondialisation et par la crise du néolibéralisme producteur d’inégalité et de déclassement, mais traduit l’impuissance de la démocratie représentative élitaire à gérer les tensions qu’elle génère et à trouver les solutions aux demandes sociales du peuple.
L’émergence généralisée dans le monde du populisme pose le problème théorique de la définition à la fois de la démocratie et du populisme. Démocratie et populisme semblent faire partie de que Levi Strauss appelle les signifiants flottants utilisés pour couvrir une multiplicité d’objets, de représentations qui baignent dans la confusion et l’indétermination. Nombre d’auteurs contemporains ont essayé d’analyser et d’expliciter les tensions structurantes de la démocratie. La réflexion sur la démocratie participe de la réflexion globale sue la modernité et la crise actuelle de la démocratie participe de la réflexion sur la crise postmodernité. De la même manière qu’Habermas parle de modernité inachevée, Rosanvalon parle de démocratie inachevée comme si le destin à la fois de la modernité et de la démocratie s’inscrit dans l’inachèvement.
De nos jours la démocratie est désirée et valorisée mais ce n’était pas le cas dans l’histoire et n’est pas encore le cas dans des vieilles démocraties comme la France qui connait selon Jacques Rancière « la haine de la démocratie ». En Grèce antique la démocratie était une insulte lancée par les aristocrates contre les démocrates traités d’anarchistes. Aux Etats Unis traiter quelqu’un de démocrates était une insulte au XVIIIè siècle et ceux qui sont traités de démocrates finissent par assumer l’insulte et s’affirmer démocrates devant les républicains.
Cette tension entre démocratie et république ne va pas disparaître avec le temps, elle va se retrouver dans l’opposition entrela vision platonicienne qui valorise le rôle de l’élite dans le guidage du peuple et la vision aristotélicienne qui exalte la souveraineté du peuple dans l’exercice de sa volonté. Il est significatif d’observer que dans le lexique révolutionnaire de la révolution française de 1789 le mot démocratie est presque absent au bénéfice de république, de nation et de peuple.
L’approche de Jacques Rancière
Jacques Rancière analyse dans ses livres cette tension entre république et démocratie en montrant que l’élite politique nourrit une aversion vers la démocratie qui s’exacerba lors du vote du peuple français contre la constitution européenne. JacqueRancière distingue la logique de la représentation électorale de la logique démocratique. La logique de la représentation produit une caste de professionnels du politique qui se perpétue et se reproduit en s’organisant dans des partis qui finissent par se ressembler du point de vue idéologique et programmatique et former une oligarchie politico-économique coupé du peuple. Le système électoral débouche même en France à la faveur du suffrage universel inventé par les royalistes au XIXè siècle à recréer un président monarque qui contrôle seul en tant qu’individu le destin de la nation.
On reproche à la démocratie en France de favoriser l’individualisme qui détruit la cohésion de la société en favorisant la dispersion du corps social. La démocratie serait en France le triomphe de l’individualisme protestant aux dépens du catholicisme communautaire. La naissance de la sociologie durkheimienne avec l’opposition de la solidarité mécanique à la solidarité organique participe de cette hostilité à la démocratie perçue comma agence destructrice du corps social.
Pou JacqueRancières l’apparition du mouvement populiste du front national en France participe de manoeuvres électorales et parlementaires de l’oligarchie politique. Le populisme est donc une invention représentative des professionnels de la politique. C’est le fonctionnement du système politique français qui induit l’apparition du front national et se trouve à l’origine de sa création. En stigmatisant un mouvement on finit par lui donner visibilité et consistance.
Cette haine de la démocratie et cet attachement à la république n’estpas spécifique à La France, On le retrouve dans la Turquie Kémaliste où l’armée fut longtemps hostile à la démocratie porteuse d’islamisme et où elle défendit la laïcité républicaine ainsi que dans la Tunisie bourguibienne qui exalta la république et fut réfractaire à la démocratie, la république incarnant la raison, le populisme démocratique l’émotion.
L’autre aspect de la démocratie sur lequel Jacques Rancière insiste et qui le fait démarquer de l’approche marxiste, c’est que la volonté de la classe ouvrière d’intervenir dans la vie publique ne relève pas de sa condition économique mais de son désir de visibilité, de sa volonté de prendre place sur la scène publique et de s’affirmer dans son identité de classe ouvrière.
Dès lors le projet politique de jacques Rancières et de créer une force sociale autonome par rapport au système politique, une force politique anti-système ou extra-système dont il trouve les germes dans les mouvements populistes des places publiques de la ville, comme celui des nuits debout en France qui finit par rejoindre Melanchon. Jacques Rancière n’a pas de stratégie pour faire prévaloir la logique démocratique au dépens de la logique électorale contrairement à la belge Chantal Mouffe et à son époux l’argentin EnestLaclau.
L’approche d’Ernest Laclau e chantalMouffe
On retrouve chez ces trois auteurs l’intuition fondamentale que le peuple n’est pas une substance mais une représentation qu’on construit dans la pratique politique. Trump est un milliardaire qui n’a rien de populaire mais il a réussi grâce aux réseaux sociaux à construire son peuple en le structurant par la colère contre l’élite. Evidement pour ChsantalMouffe ni Trump, ni Bolsario, ni Orban ne sauraient être considérés populistes dans sa conception spécifique du populisme. Pour Chantal Mouffe le populisme n’est ni un régime, ni une idéologie mais une stratégie de conquête du pouvoir par des forces socialesde gauche. Le populisme de gauche est pour Chantal Mouffe une radicalisation de la démocratie et son ouverture aux valeurs universelles alors que le populisme de droite est une restriction de la démocratie et son repliement sur elle-même.
Le populisme de gauche est une alternative à la social-démocratie qui en se libéralisant a perdu sa crédibilité de protecteur des classes défavorisées. C’est l’échec du couple démocratie et socialisme qui explique l’adhésion et le transfert de l’électorat de la social-démocratie aux partis d’obédience populiste.
Le populisme semble donc se présenter comme une alternative à la fois à la gauche et à la droite, suite à la néo-libéralisation de la social-démocratie. Mais il semble que le populisme réussit mieux à la droite qu’à la gauche. Les réussites de Podemos en Espagne et Syrisa en Grèce furent de courte durée, et Mélanchon bien qu’ayant obtenu un bon score à la présidentielle est en déclin.
Certes le populisme peut être une option de courte durée, mais il ne saurait être, contrairement à ce que pense Chantal Mouffe, une stratégie de renaissance structurelle. La stratégie transversale qui consiste à traverser toutes les strates de la société dont les conditions se sont dégradées à la faveur de la mondialisation, forme nouvelle que prend le capitalisme, semble la voie par lequel le populisme de gauche peut combattre et triompher du populisme de droite en favorisant la convergence des couches sociales défavorisées par la mondialisation. Dans les faits cette stratégie ne fait que consolider le populisme de droite et la gauche en Occident doit plutôt cibler la population qui ne vote pas et la mobiliser contre les nouvelles formes que prend le capitalisme mondial.
La stratégie populiste proposée par Chantal Mouffe et EnestLaclau est intéressante et mérite qu’on s’y attarde. Elle consiste à articuler les demandes sociales (socio-économiques) et des demandes sociétales(libertés individuelles) non satisfaites en une chaîne d’équivalence et de les cristalliser en affects et en symboles collectifs mobilisateurs. Cette articulation favorise la possibilité d’émergence d’un Nous, d’une nouvelle frontière politique s’opposant à un Eux représenté par les riches, l’oligarchie, la maffia qui contrôle le politique
Le mécontentement des différents segments de la société peut se cristalliser sur par exemple la dégradation du pouvoir d’achat ou sur la corruption et provoquer une articulation des demandes insatisfaites, générant et régénérant une volonté collective créant une frontière politique se démarquant tout en le rejetant du système politique dominant.
Dans une démarche wébérienne Rosonvalon essaie construire l’idéal-type du populisme. Il s’agit en quelque sorte de modéliser le populisme ou d’en trouver l’algorithme qui permet de comprendre son fonctionnement et d’appréhender à la fois sa structure globale et les formes spécifiques que peut prendre cette structure.
L’idéal-type du populisme de Rosanvalon
Les traits structuraux de l’idéal-type du populisme peuvent être déclinés de la manière suivante :
- le leader est une représentation incarnée.Le professeur de droit constitutionnel allemand et théoricien du national-socialisme Carl schmitt, dénonce en Allemagne le parlementarisme bourgeois et anticipe sur le populisme. Il remet en cause la représentativité ambigüe et incertaine. Il s’oriente vers des espaces où la certitude est assurée comme l’identité nationale, la race et l’Etat. La société se reconnait en un leader porteur d’une vision sociologique et d’une définition du peuple.
- Le projet populiste essaie de retrouver une unité des sociétés qui va s’opposer à une oligarchie, une élite et reconstruire l’unité contre l’étranger comme l’impérialisme, le sionisme permettant ainsi la restructuration des antagonismes sociaux.
- Le populisme est porteur d’une conception de la souveraineté directe du peuple par opposition à la souveraineté confisquée par la représentation parlementaire.
- Le reférendum est un acte démocratique par excellence avec la pratique de la ré-élection infinie, la précarité électorale, l’élection re-structurante.
- Le peuple prend le pouvoir par une constituante et organise la centralité du leader.
- Le populisme est fondée sur l’idée du peuple différente du populaire et de la population. Le peuple est une construction historique.
- La démocratie antagonique exclue le consensus et assume le conflit
- Le concept de classe est abandonné pour une restructuration horizontale de la société
- Les demandes sociales de différents segments de la société s’articulent selon une chaîne d’équivalences pour former une volonté collective et retrouver une unité dans une société divisée et d’instaurer de nouveaux antagonismes : oligarchie/peuple, élite/peuple
- Vision substantielle du peuple, de la volonté générale
- Le vrai peuple n’est pas celui issue du passé, les paysans, mais celui qui est en devenir
- Le vrai peuple, le peuple réel est en devenir et toujours à construire
- Hostilité à la presse parce qu’elle représente le capital et non le peuple majoritaire
- Hostilité à la justice constitutionnelle parce qu’elle ne représente pas le peuple
- Dépasser la légitimité arithmétique par une légitimité profonde, morale, authentique
Populisme et réseau sociaux
Mais ce qui caractérise le populisme de nos jours et le différencie d’une manière radicale des expériences populistes du passé, c’est le rôle des réseaux sociaux qui réinventent le peuple et créent de nouvelles techniques de sa mobilisation.
On ne peut dissocier le succès des phénomènes populistes de la puissance des réseaux à instaurer des liens massifs entre les membres d’une population qui, à la faveur d’une mobilisation collective, peuvent se transformer en peuple. Certes les réseaux sociaux n’agissent pas sur la nature des messages transmis, mais ils ont le pouvoir de les amplifier et d’en accélérer la transmission.
ShoshanaZuboff auteur d’un ouvrage alarmant, le capitalisme de surveillance, pointe la puissance des multinationales qui contrôlent les big data visant à modifier et prédire les comportements de consommation des individus et au-delà du comportement de consommation, à modifier et à prédire le comportement électoral. C’est cette capacité phénoménale de modification d’un comportement dans un sens voulu qu’exploitent les mouvements populistes de nos jours.
Dans son livre « les ingénieurs du chaos » Giuliano da Empolitraite des techniques de marketing qui canalisent la colère du peuple vers les urnes. En Italie le mouvement populiste de Salvini a créé une plate-forme appelé bestia, la bête, qui engrange les données sur les internautes et les transforme en messages qui fusionnent et attisent la colère des individus affectés par le désordre de la mondialisation. GuilanoEmpoli pointe, lui aussi, la capacité phénoménale de l’algorithme de la colère à faire joindre les extrêmes sociaux dans le même mouvement protestataire.
En Tunisie les pages facebook fermées ont permis de mobiliser une grande partie de la jeunesse tunisienne en colère contre la classe politique et en faveur du leader populiste vainqueur. C’est pour cela qu’on parle à propos des élection de 20019 en Tunisie, de deuxième révolution, la premièreétant dans la rue et la deuxième dans les urnes. Mais dans les deux cas les réseaux jouent un rôle déterminant, ce rôle qui fut inauguré, faut-il le rappeler, par le soulèvement du mouvement vert, appelé révolution twitter qui eut lieu en Iran en 2009, protestant contre l’élection frauduleuse de l’ultraconservateur AhmadiNajad.
Il faut bien souligner le fait que les réseaux sociaux ne créent pas la colère dont les racines se trouvent dans les dysfonctionnements du système politique mais la canalisent, l’alimentent et organisent ses effets électoraux.Les réseaux sociaux n’expliquent pas à eux seuls la montée du populisme en Tunisie. La cause de la montée est à trouver dans le dysfonctionnement de la démocratie représentative. Mais les élections de 2019 ont révélé plusieurs formes de populisme, celles qui se sont appuyées sur la jeunesse, celle qui se sont appuyées sur les pauvres et celle qui se appuyées sur la croyance religieuse, radicalisée, déçue par le parti Nahdha et qui s’enracine dans les quartiers populaires de Tunis. Mais au premier tour des élections présidentielles ce sont les deux premières formes qui se sont imposées.
Les formes du populisme en Tunisie
Les sondages d’opinions confirmés par les résultats du premier tour des élections de 2019 révèlent deux leaders populistes appliquant une démarche populiste : Nabila Karoui qui pratique un populisme des pauvres rappelant celui que se pratiquait en Amérique latine. Nabil Karoui serait un Gaitan tunisien qui d’ailleurs suit un parcours comparable à celui que connurent les leaders populistes en Amérique latine. En Colombie Gaitan défenseur des pauvres fut assassiné et Nabil Karoui fut incarcéré pour fraude fiscale et blanchiment d’argent. D’un autre côté Kaïs Saïd, professeur de droit constitutionnel à la retraite armé d’un projet populiste de réforme constitutionnelle fondé sur la participation des communautés locales et s’appuyant sur un noyant de jeunes ou d’ex-étudiants, profitant d’une notoriété acquise lors de la rédaction de la constitution, bénéficiant de la croyance d’une jeunesse frustrée par une révolution inachevée, soutenu par les algorithme de facebook animé par une armée numérique, finit par accéder devant Nabil Karoui au deuxième tour. En ciblant respectivement les pauvres et les jeunes, les deux leaders s’adressent aux catégories démographiques les plus nombreuses de la population tunisienne et augmentent leur chance de réussite.
Le succès de KaIsSaid au second tour exprime le succès du populisme audépens d’uneclasse politique perçue comme une oligarchie corrompue. L’électorat dans son ensemble réagit par un vote sanction vis àvis des professionnels politiques suspectés de connivence avec cetteoligarchie corrompue. C’est un scénario populiste classique avec la variante du capital financier qui se solidarise avec les pauvres et la variante du capitalisme symbolique du professeur honnête qui utilise l’enthousiasme de jeunes pour une mobilisation collective contre la corruption. La pyramide électorale du premier qui a drainé un million de voix, l’équivalent de la totalité des voix obtenues par le parlement, est symétrique de la pyramide des voix obtenue par le second dominée par une jeunesse instruite et qui ont atteint presque trois millions. Dans les deux cas nous sommes en présence de deux leaders antisystèmes. Mais l’anti-systémisme est plus radical chez KaisSaid qui n’a ni parti, ni chaîne de télévision, ni passé politique contrairement à Nabil Karoui qui s’apparente malgré tout à la classe politique dominante, cette même classe qui l’a emprisonné en plein milieu de sa campagne électorale. NabilKaroui ne pouvait symboliser autant que KaisSaid, le rejet violent de l’oligarchie qui s’est exprimé massivement dans les urnes.
La réussite électorale de KaisSaid ne pouvait guère ne pas rappeler le succès de Zelinsky en Ukraine, comédien, auteur d’une série télévisée où il jouait le rôle du professeur honnête contre un système corrompu. L’électorat ukrainien réagit lui aussi d’une manière massive par rejet des oligarques ukrainiens corrompus bien que Zelinsky ne représente pas en fait une solution efficace et claire à leurs problèmes. Ce qui importait à l’époque pour les ukrainiens c’est de rejeter le système acceptant les risques d’un saut dans l’inconnu.
Dès lors il se pose deux questions : comment expliquer la montée du populisme en Tunisie et quelles sont ses caractéristiques spécifiques?
Démocratie représentative et populisme en Tunisie
La Tunisie adopte la démocratie au moment où la démocratie est en crise dans le monde.
La Tunisie adopte la démocratie en un temps où la démocratie connaît à travers le monde ce que Chantal Mouffe appelle le moment populiste.
La conséquence de ces deux constatations est que la Tunisie en adoptant la démocratie représentative va en subir tous les dysfonctionnements et préparer les conditions objectives de l’émergence d’un populisme de droite ou d’un populisme de gauche
La démocratie représentative tunisienne hérite de trois symptômes qui forment le syndrome du populisme : la crise de la représentation et de la légitimité, la crise des organisations partisanes et professionnelles, la crise du pouvoir.
Les caractéristiques de la crise institutionnelle de la représentation en Tunisie
- Le parlement censé reproduire l’ensemble de la société n’exprime pas d’une manière fidèle une grande partie des membres de la société qui ne se sentent pas représentés ou bien parce qu’ils sont mal représentés ou bien parce qu’ils ne sont pas du tout représentés. C’est le cas de la jeunesse qui forme la majorité de la nation et des femmes rurales démunies.
- Le choix du système électoral proportionnel produit un parlement hétérogène incapable de dégager une majorité efficiente ou une coalition durable qui reflète les aspirations profondes du peuple et pilote son destin. Le parlement se transforme en une scène de lutte entre segments politiques en rupture avec les besoins de la société. Il se réduit en un marché de transactions mercantile qui dépouille les parlementaires de toute légitimité.
- Le rôle suspecté de l’argent dans les élections diminue sa légitimité. Les voix des électeurs s’obtiennent dans un rapport de négoce boursier.
- Les listes d’élections législatives sont élaborées par les partis et imposées d’en haut aux électeurs. Les listes n’émanent pas de la base des citoyens, ce qui constitue une démarche verticale en contradiction avec les valeurs de l’horizontalité.
- Les citoyens se sentent réduits à une machine à voter sans que le vote se traduise en voix : je vote mais ma voix n’est pas entendue
- Le taux d’abstention qui augmente est un autre facteur du déclin de la légitimité de la démocratie représentative. Le peuple réel est celui qui ne vote pas et ce gisement de voix qui se localise dans les régions marginalisée peut être exploité et mobilisé faisan le lit du populisme.
- Les parlementaires font des promesses qu’ils ne tiennent pas et les électeurs n’ont aucun moyen pour les évaluer, les sanctionner ou les révoquer.
- Les parlementaires représentent des intérêts qui ne reflètent pas nécessairement les intérêts des électeurs
- L’immunité parlementaire permet d’échapper à la justice pendant la durée du mandat qui dure une longue période de cinq ans
- Les parlementaires s’absentent souvent ce qui les empêche d’accomplir leur devoir de promulgation des lois et paralyse l’action du gouvernement.
La crise du système des partis
- Les partis n’émergent pas de la société et ne sont pas l’expression d’une demande sociale. Ils ne vont pas du bas en haut mais du haut en bas. Ils présentent une offre et n’exprime pas une demande sociale d’un groupe social ou d’une classe sociale. Les partis ne sont pas ancrés dans la société et n’exprime pas sa dynamique. Ce sont des partis hors sol qui prolifèrent sans aucune consistance sociologique ou idéologique.
- Les partis se transforment en des entreprises privées appartenant selon une forme de patente à un seul individu. Les partis captent l’énergie sociétale publique et la privatisent.
- Les partis n’expriment aucune réalité sociale et les hommes politiques qu’ils génèrent sont plus préoccupés de leur carrière politique que de l’intérêt général. Le politique se trouve dissocié du social et il est au service d lui-même plutôt qu’au service de la société.
- La conséquence de cette dissociation entre social et politique provoque le déclin de la légitimité du politique qui ne réussit pas à répondre aux attentes des citoyens.
- Les partis prolifèrent, se désagrègent et leurs membres nomadisent d’une formation à l’autre. Ce qui affaiblit la capacité de ces partis à représenter la volonté collective. La société ne se reconnaît pas dans la classe politique qui lui semble étrangère et incapable de produire un leadership auquel elle puisse s’identifier.
- Le seul parti qui s’est maintenu et a échappé à la désagrégation c’est un parti de référence religieuse à orientation populiste qui préférant les alliances et le consensus dans la pratique du pouvoir, finit par perdre sa charge populiste et une partie de son électorat et se faire identifier au système dominant et produisit un parti à sa droite qui radicalise son discours.
- Le consensus et la distribution des postes du gouvernement selon le rapport de force entre les partis débouche sur la paralysie de l’action gouvernementale et à la négation de la fonction exécutive du politique
Le comportement des politiques posent le problème de leur légitimité, de leur authenticité et de leur moralité.
- Les partis représentés au parlement et les politiques qu’ils génèrent s’avèrent impuissant à contrôler et à piloter le destin de la société et à procéder à des projections de l’avenir qui puisse donner l’espoir au citoyen.
Les composantes de la crise du pouvoir générée par la démocratie représentative en Tunisie
- L’effritement du pouvoir et la dilution de l’autorité à la faveur de l’instauration de trois institutions (le parlement, l’exécutif gouvernemental et l’institution présidentielle) avec en plus le risque de neutralisation mutuelle. Ce qui se traduit par l’absence de décideur capable de piloter le destin du pays et l’incapacité de ces trois instances à exprimer la volonté collective.
- La tentative de l’ex-Président de la république d’instaurer une instance para-parlementaire et para-gouvernementale intégrant en plus des partis représentés au parlement, l’ensemble des organisations internationales qui puisse devenir un lieu de pouvoir permettant de faire face aux problèmes du pays a échoué et fut perçu comme une manœuvre politicienne qui vise à destituer le chef de l’exécutif, ajoutant ainsi à la dispersion du pouvoir, un conflit structurel à l’intérieur du pouvoir.
- La désincarnation du pouvoir et l’absence de leadership, lieu de projection et d’identification.
- L’instauration d’une multitude d’instances indépendantes aggrave la dispersion de l’autorité nationale et créé des entités qui échappent au contrôle des institutions républicaines et du peuple affaiblissant leur légitimité.
- Naissance d’une oligarchie formelle et informelle qui contrôle le politique et asservit l’économie nationale à ses intérêts affaiblissant à la fois l’Etat et empêchant la construction de l’avenir du pays
Lecture du populisme tunisienne à la lumière de la théorie de Chantal Mouffe
La théorie de Chantal Mouffe permet une certaine lecture à la fois de la révolution tunisienne et de l’émergence en Tunisie d’une forme de populisme à la faveur des élections de 2019.
La révolution est un mouvement populiste dans la mesure où les demandes non satisfaites de catégories hétérogènes ont fusionné dans l’objectif du renversement du dictateur. Mais ces demandes ne sont pas articulées autour d’un projet unifiant et structurant. Une fois le dictateur renversé, les porteurs de ces demandes ont retrouvé leur antagonisme qu’ils ont essayé de résorber dans une forme de démocratie représentative consensuelle, inachevée et malade. Le consensus empêche l’émergence d’un populisme révolutionnaire et donc fut la négation du politique et la promotion de l’infra-politique
- Les demandes sociales étant restées insatisfaites il devient de nouveau possible de les articuler en une nouvelle structure discursive qui remet en cause le satu-quo post-révolutionnaire. Cette restructuration –articulation a trouvé un leader qui l’incarne et l.rencontre du leader avec son peuple permit au modèle populiste du leadrship de se réaliser.
Dès lors deux questions se posent :
1-Quelles sont les caractéristiques spécifiques du leader populiste vainqueur
2-Le leader populiste vainqueur est-il en mesure d’instaurer un pouvoir populiste dans le pays ?
Les caractéristiques du leader populistes vainqueur
1-Incarnation du peuple : Le leader populiste se présente comme l’incarnation du peuple et de sa volonté. Gaitan allait jusqu’à déclarer « je suis le peuple », de la même manière que Melanchon déclare « je suis la république ». Le peuple reconnaît son leader, l’acclame et s’y identifie. C’est une démarche politique qui émerge dans les démocraties actuelles et que le politologue italien Marc Lazar appelle la peuplecratie, popolocrazia et qu’il perçoit comme un véritable défi à la démocratie représentative, comparable au totalitarisme qui apparut dans l’entre-deux-guerres.
2- Structure discursive : dans son discours le leader populiste va scander sur le mode de l’incantation des signifiants vides ou flottants mais qui selon Ernest Laclau ont cette qualité de s’ouvrir et de se remplir à la faveur de projections et d’identification collectives. Dans le cas du leader tunisien on va retrouver des signifiants flottants comme peuple, liberté, Palestine. En outre la pratique d’un arabe classique châtié favorise l’exaltation de l’identité religieuse, nationale et pan-arabe et augmente la distance vis-à-vis des langues et des valeurs de l’Occident. Ce qui permet de renouer avec un univers de morale authentique médiéval et donc précolonial et de pratiquer une rhétorique emphatique de l’épique.
3- Symbole de cristallisation : le leader populiste tunisien cristallise par sa sobriété et sa répulsion de l’argent, l’hostilité et le rejet qu’éprouve le corps social vis àvis de l’oligarchie financière et de l’élite politico-administrative qui s’est installée en bloc de pouvoir dans la période postrévolutionnaire
4- Rôle des jeunes : Le leader populiste utilise la jeunesse et ses compétences cybernétiques comme moteur de mobilisation collective en se présentant à la faveur de son capital symbolique de professeur honnête comme le défenseurs des valeurs de droiture et de moralité authentique vers lesquelles toutes les catégories antagonistes peuvent converger
5- Conservatisme : la logique populiste et de s’enraciner dans les valeurs défendues par le peuple et non dans les valeurs de l’élite occidentalisée liée à l’esprit des lumières et des valeurs de la révolution française. Le discours populiste va être davantage religieux et nationaliste arabe qu’universaliste. Il va essayer de remettre en cause le droit positif en substituant société de droit à l’Etat de droit. Si c’est la société qui produit le droit et non l’élite contrôlant l’Etat, il devient logique de reconnaître la charia comme forme et source de droit
6- Force constituante : le discours populiste exalte le peuple comme force constituante et lieu de la décision et de programmation, et le peuple commence par la communauté locale qui doit prendre en charge son destin indépendamment du pouvoir central
7- Absence de programme économie : le raisonnement économique dissocie l’économie du social et transforme le peuple en objet passif soumis à des agrégats économiques élaborés par les experts. Le programme économique est le fait de l’élite qui contrôle le pouvoir central et exclue les acteurs locaux représentants du peuple. D’où l’absence de programme et de réflexion économique dans le discours populiste du leader vainqueur préoccupé par la construction d’un édifice qui permet au peuple de se prendre en charge et qui exclue les organisations intermédiaires comme les partis ou les experts économistes.
Questions sur la possibilité d’instaurer un pouvoir populiste
La vague populiste a réussi à faire élire un leader populiste à la présidence de la république. Réussira-t-elle à instaurer un pouvoir populiste en Tunisie et transformerKaïsSaid en un Chavez, Gaitan ou Pérone ? La société tunisienne va-t-elle se latiniser pour produire ce type de pouvoir ?
L’élection d’un leader populiste doit-elle être interprétéecomme une réaction au dysfonctionnement de la démocratie représentative, un rejet de la classe politique liée à une oligarchie corrompue ou le signe d’une tendance profonde qui finira par produire un pouvoir populiste hostile au parlementarisme ? Le leader populiste qui gagna les élections est porteur d’un projet populiste en rupture avec le fonctionnement politique actuel fondé sur le parlementarisme et la dominance des partis. Dans quelle mesure le leader populiste pourrait-il le réaliser et à quelles conditions ?
Dans le monde les différentes expériences populistes ont échoué que ce soit en Grèce avec Syrisa ou Podemos en Espagne ou la ligue de Salvini en Italie. Mais le populisme prospère en Europe orientale et sur le continent américain.
Les obstacles que le populisme doit surmonter pour s’établir en Tunisie restent cependant nombreux. On peut invoquer le contexte institutionnel de la démocratie représentative établie depuis la révolution, qui semble difficile à réformer et encore plus difficile à révoquer au risque de provoquer le chaos. Un régime populiste et identitaire et conservateur risque en outre de se heurter à l’hétérogénéité de la société tunisienne et au rôle qui y rejoue les représentants de la société civile et dont la transformation en une masse compacte asservie à un guide inspiré semble du moins pour le moment improbable. La société tunisienne diversifiée, reste différente des sociétés d’Amérique latine qui ont produit le populisme et qui se distingue par l’absence de classes sociales différenciées et l’opposition d’une masse de pauvres qui fait face à une oligarchie corrompue. Certes, le suffrage universel favorise le populisme parce ce qu’il permet l’émergence du guide adulé par le peuple mais la proportionnelle dans l’élection parlementaire semble en Tunisie endiguer et équilibrer ce que le suffrage universel comporte de risque d’aventurisme. Ce n’est pas un hasard que les pays qui ont connu les affres du populisme fasciste de l’entre-deux-guerres et qui ont adopté la démocratie parlementaire ont supprimé l’élection présidentielle au suffrage universel. Le nom du président dans une démocratie participative comme la Suisse ne s’affiche pas et ne se fait pas connaître dans le monde.
Néanmoins le succès massif d’un leader populiste en Tunisie contrastant avec l’échec électoral des partis qui peinent à former un gouvernement qu’ils ont des difficultés à maintenir et à faire fonctionner une fois formé, confirme l’inadéquation du parlementarisme à satisfaire le peuple dont les préférences s’emble s’orienter vers le régime présidentiel. Ce qui anticipe sur un retour possible à plus ou moins long terme d’un régime présidentiel qui fournit au peuple un chef décideur à l’écoute de ses demandes et en résonance avec ses aspirations.
Pour Claude Lefort, dans la démocratie, le lieu du pouvoir est vide parce que la démocratie désincorpore le pouvoir incarné par le corps du roi et parce qu’elle dés-intrique la loi du savoir etde l’exécutif. Le populisme semble vouloir dans son élan utopique et épique, remplir ce vide par le corps du leader et transformer le peuple en magistrat et législateur et probablement en exécuteur.
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